Je ne suis pas un fan de Bruce Springsteen, trouvant pas mal de ses albums datés ou pas forcément novateurs. Mais Nebraska touche à l’universel et restera comme un grand disque de rock, tous artistes confondus. Je dois regarder deux fois la date au dos du CD pour être sûr de ne pas me tromper : 1982 ?! L’enregistrement de ce disque à l’époque est une révolution, Bruce Springsteen s’est arrêté aux démos sur cassette 4 pistes, sans polir le son, le mixer et ajouter trente-six instruments par la suite. Considéré comme un pari suicidaire, on se rend compte près de 25 ans plus tard qu’il a enterré tous ses contemporains et se présente aujourd’hui aussi frais qu’au premier jour. D’ailleurs, depuis quelques années, on retrouve pas mal d’artistes souhaitant renouer avec cette simplicité, recherchant un son plus direct, à la façon d’un Steve Albini enregistrant souvent des chansons entières en live dans son studio.
Nebraska, c’est Bruce Springsteen, sa guitare acoustique et son harmonica, 10 histoires de pêché et de rédemption sous un ciel aussi sombre et plombé que sur la pochette, un road-movie sans issue. Il y a bien sûr le flic Joe Roberts, tentant de vivre les contradictions de son métier et de remettre son frère dans le droit chemin (« But when it’s your brother, sometimes you look the other way »). Le parcours hallucinant de Johnny 99, licencié, criblé de dettes rentrant complètement bourré chez lui pour ressortir se balader avec un flingue. Un flic l’arrête, mais le mal est fait, et bien sûr Johnny n’a pas l’argent pour se payer un bon avocat. Il finit par supplier le juge de l’exécuter (« Well your honor, I do believe I’d be better off dead / And if you can take a man’s life for the thoughts that’s in his head / Then won’t you sit back in that chair / And think it over, judge, one more time ? / And let’em shave off my hair and put me on that execution line. »), mais écopera de 99 ans de réclusion. Le jugement est un thème récurant de cet album, chaque personne tentant de plaider sa cause, même le tueur en série Charles Starkweather de la chanson éponyme, chanté à la première personne par Springsteen (« They declared me unfit to live, said into that great void my soul’d be hurled / They wanted to know why I did what I did, well, Sir, guess there’s just a meanness in the world »).
Toutes ces chroniques sociales mettent en scène des personnages de la classe laborieuse américaine qui ont plus ou moins mal tourné - que ce soit le travail précaire de "Open All Night", les conditions de vie difficiles à travers les générations de "Used Cars", la cavale sans issue d’"Atlantic City", l’homme qui a tout perdu mais espère encore que sa chance tournera au casino. Ce morceau est sans doute le plus connu de l’album et aussi celui qui exprime le plus d’espoir (« Maybe everything that dies, someday comes back »), les solos d’harmonica et la guitare rythmique du Boss en font l’une de ses plus grandes chansons. Il y a aussi une place pour les souvenirs, notamment "My Father’s House", mélangeant le rêve et la réalité, où la qualité du songwriting atteint des sommets. Ajoutons que la chanson "Born in the USA" avait été enregistrée à l’origine pour Nebraska, mais fut finalement écartée de l’album (rééditée sur 18 Tracks en 99, dans une version qui fait ressortir tout son sens)
La façon dont le disque a été enregistré et son contenu forment un tout indissociable et en font une oeuvre intemporelle qui influença bon nombre d’artistes. La qualité des textes donne l’impression que Springsteen nous raconte directement ces histoires, et la production minimale renforce encore cette impression de proximité. Le résultat est un album criant de vérité, d’une noirceur parfois oppressante, mais que tout amateur de rock se devrait d’écouter au moins une fois dans sa vie.
- JP, le 7 12 2006