Epitaphe dédiée à la prise de risques inconsidérée, album-testament avant l’heure, ce Leucocyte symbolise aussi un magnifique bras d’honneur aux pensées courtes et nombrilistes qui étreignent par trop souvent le jazz. Dynamitant les derniers remparts de la bienséance, le Esbjörn Svensson Trio est parvenu à enfanter un objet à la fois violent, subversif et cérébral, qualificatifs que je n’aurais jamais imaginé poser sur un sociétaire de la "Negro Music" chère à Duke Ellington. Intégrant une part énorme de l’esthétique classique, rock, électronique ou ambient (indus !) prévalant chez les artistes issus d’autres backgrounds, le trialogue piano-contrebasse-batterie semble voler sur d’autres gammes ou modèles musicaux connus, avec plusieurs mots d’ordre : expérimenter sans relâche les sons et textures, intégrer les technologies modernes de traitement du son, se préparer à explorer d’hostiles univers ! Malgré une prise en mains parfois ardue poursuivant sciemment le challenge, Leucocyte révèle ses nombreuses forces au fil des écoutes. Un feeling diabolique en guise de gouvernail, le pianiste Esbjörn Svensson donne beaucoup de son talent, son instrument parfois transmuté en organisme inconnu ("Ad Mortem", dont les 6 premières minutes bruitistes préparent à une lente mise à mort finale), parfois mêlé à la machinerie infernale de sa section rythmique ("Ad Vitam").
Sans rire, on peut dire que Leucocyte peut toiser sans rougir les dernières productions de Fripp pour King Crimson, les bricolages de Justin Broadrick avec Jesu ou les derniers concepts-albums de Murcof. Exigeant, vachard au-delà de son immaculée pochette, ce dernier disque officiel d’E.S.T - son pianiste est décédé en juin 2008 des suites d’un accident de plongée- devient sans conteste le plus atypique d’une discographie dense, au cœur de laquelle étincelle toujours le binôme Strange Place for Snow / Seven Days of Falling, porte d’entrée plus accueillante que je recommande d’ailleurs aux nouveaux venus. On se dira que rarement 10 années de vie auront été si intensément vécues, E.S.T. signant sa révérence d’une manière unique.
- runeii, le 3 10 2008